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Les géants de la montagne

Conte suisse. WILLIAM ELLIOT GRIFFIS
Bruitages & Musiques
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Temps de lecture : 8 minutes

Il y a fort longtemps, alors que la Terre ronde prenait forme et que les glaces fondaient pour laisser place aux champs verdoyants et aux fleurs, la Suisse n’était peuplée que de monstres gigantesques, d’ours, de loups et d’autres bêtes sauvages. Puis les géants firent leur apparition sur le monde.

Quand les premiers humains arrivèrent dans la région, ils racontèrent à leurs enfants que les montagnes n’étaient que les restes de la croûte terrestre, après qu’elle s’était rétractée en pics et crêtes, en bosses et en creux, comme une pomme qui cuit au four, créant croûtes, pointes et rides. Quant aux vallées, elles avaient été creusées par les pas des géants, qui marchaient alors que la terre était encore molle. Les rivières, elles, étaient nées des larmes versées par les épouses et filles des géants, maltraitées par leurs maris et frères qui ne savaient pas comment se montrer tendres avec elles. Ces géants, qui ne connaissaient pas l’amour et agissaient de manière brute, ne pouvaient maintenir l’ordre familial qu’en utilisant des pelles, des tisonniers, des gourdins et des lanières.

Ces géants, malgré leur taille impressionnante, étaient stupides comparés aux hommes. Leur esprit ressemblait plus à celui d’un bébé, et ils étaient bien moins malins que les enfants d’aujourd’hui. Ils ne savaient même pas labourer la terre ni cultiver le blé, le seigle ou l’avoine, et ne pouvaient donc ni faire de la bouillie, ni du pain, ni même des tartes et beignets. Incapables de fondre le plomb ou de travailler le fer pour fabriquer des outils, ils se fiaient uniquement à leurs muscles immenses et puissants, qui ressortaient comme des piliers. Bien qu’ils n’aient que des cerveaux rudimentaires, leurs membres étaient aussi solides que du fer. Leur outillage se limitait à des marteaux, ciseaux, couteaux et grattoirs en pierre, ainsi qu’à des gourdins de bois, car ils n’en connaissaient pas d’autres et n’avaient jamais été à l’école.

Quand les hommes arrivèrent enfin sur la Terre, commençant à cultiver le sol, à produire du blé pour le pain et à élever des vaches pour le lait, les géants – et surtout les géantes – furent fortement intrigués. Ils regardaient avec curiosité la façon dont les humains construisaient des maisons et des berceaux pour leurs bébés.

Les géants disaient à leurs enfants de ne pas embêter les humains, mais plutôt de les aider, car, bien que peu intelligents, ils se méfiaient de ces créatures plus petites, mais avec plus de cervelle qu’eux. Ils se demandaient souvent comment ces humains avaient de si grosses têtes et passaient leur temps à se taper le crâne, pour vérifier s’il était creux comme une noix de coco.

Le plus grand de tous ces géants s’appelait Gargantua, mais les hommes l’appelaient simplement « Vieux Gargy ». Il avait une seule fille, Bertha, qui était son chouchou. C’était une géante plutôt gentille, mais elle voulait toujours faire à sa tête, ce qui créait souvent des disputes dans la famille. Bertha savait comment amadouer son père et apaiser son caractère.

Un jour, alors que ses parents dormaient, Bertha se glissa hors de la grotte sur la pointe des pieds et descendit discrètement un glacier. Une fois sur la terre ferme, elle courut comme un cerf dans la vallée, où elle aperçut un fermier et deux chevaux qui labouraient un champ.

Amusée par la scène, elle s’assit sur un rocher pour observer. Puis elle éclata de rire.

« Comme c’est drôle de faire des rayures et des petites rigoles sur le sol, » pensa-t-elle. Ensuite, elle s’approcha du fermier, le souleva, lui ainsi que sa charrue et ses deux chevaux d’une seule main, et déployant son tablier, y déposa le tout. Elle rapporta son trésor à la grotte pour jouer avec sur le sol de pierre. Sa mère regardait en souriant pendant que Bertha tirait les queues des chevaux, les faisait ruer, et forçait le fermier à danser sur son ongle, utilisant la charrue comme cure-ongle. Le pauvre homme suppliait de retourner auprès de sa femme et de ses enfants, mais Bertha ne comprenait rien à ses gémissements. Elle dit alors à sa mère :

« Il grogne comme un louveteau… ou peut-être qu’il jacasse comme un singe. Est-ce qu’il pleure, tu crois ? »

À cet instant, l’ombre de Vieux Gargy obscurcit l’entrée de la grotte. Voyant ce que sa fille faisait, il ordonna aussitôt la libération de l’homme et de ses chevaux, levant son gourdin pour bien montrer qu’il ne plaisantait pas.

Bertha, ayant bien rigolé, ramena l’homme et son attelage dans la vallée. La femme du fermier, reconnaissante, offrit un cadeau à la géante : elle apporta de grands pains de seigle, des cylindres marron d’un mètre de long appelés le bâton de la vie, ainsi qu’un gros fromage rond, un pot de miel et un seau plein de lait. Bertha dévora tout sur place, mais en demanda encore pour sa famille, qui l’accueillit joyeusement.

Pendant ce temps, dans la vallée, la femme du fermier croyait entendre un orage ou une avalanche, alors que ce n’était que la famille géante qui se régalait bruyamment.

« Voilà, ma fille, » dit alors Vieux Gargy, « ce que les humains peuvent faire pour nous. Ne leur fais donc plus de mal, même en plaisantant, et ils nous offriront encore du pain, du fromage et du lait. »

La bonne Bertha plaça un des gros fromages non consommés sur son ongle en signe de promesse et jura de ne plus jamais déranger homme ou animal dans la vallée.

Cependant, il y avait un autre géant nommé Hotap, au caractère très différent de celui de ses voisins, qui aimait jouer de vilains tours aux fermiers. Il prenait plaisir à déclencher des avalanches en lançant de grosses boules de neige mouillées dans les vallées, détruisant ainsi maisons, granges, et étables, et tuant hommes, chèvres, moutons, ânes, poules et bétail.

De plus, Hotap attendait souvent les petits garçons bien potelés et roses, les capturait pour les dévorer. Il rentrait parfois chez lui les poches pleines de petits garçons. Il détruisait tant de familles et faisait pleurer tant de mères qu’on le surnomma Schoppe, ce qui signifie quelque chose comme « Mangeur de Garçons », ou, plus précisément, « Notre Jean Barleycorn ».

Cependant, Schoppe, un géant redouté pour avoir détruit plus de petits garçons que n’importe quel autre ogre, fit ensuite alliance avec Hotap. Au lieu de vivre dans des grottes, ils montèrent des boutiques dans toute la Suisse, où ils attiraient de jeunes hommes pour les faire boire une boisson empoisonnée qu’ils fabriquaient. Le soir et tôt le matin, les rues et chemins étaient jonchés de jeunes hommes, couchés à terre comme des porcs dans la boue.

Schoppe et Hotap firent même la mode de mettre leur boisson dans la nourriture des enfants.

Hotap réalisa que, comme partenaire de Schoppe, il pouvait détruire bien plus de garçons qu’avant. Il abandonna son gourdin et cessa de ravager les villages en y précipitant des avalanches. Il se vêtit de beaux habits et décora ses échoppes de miroirs et de jolis pichets et verres. Mais il finit par s’attacher lui-même à cette boisson et en mourut, enterré sous un monument en forme de tonneau avec une bonde et un robinet, comme s’il poursuivait son commerce dans l’autre monde.

Schoppe, quant à lui, continua le négoce, gaspillant tant de grains pour fabriquer sa boisson que le pain devint hors de prix, et les pauvres furent contraints de se priver. De l’orge et du seigle, il créa un breuvage qui empoisonnait l’esprit des jeunes hommes, les rendant incapables, comme des galettes inertes, dans les fossés. Remplis de ce breuvage, ils n’étaient guère mieux que des tonneaux à ordure. Ainsi, Schoppe broyait la jeunesse dans la pauvreté ou l’idiotie, et remplissait si vite les cimetières qu’on surnomma son échoppe le Moulin. Enfin, le gros bonhomme au nez rouge finit lui aussi par mourir.

Aujourd’hui, à Berne, se dresse le monument de Schoppe ou « Mangeur de Garçons ». Il est représenté en bronze près d’une fontaine, avec des garçons dans sa poche, dans ses mains, dans sa bouche, et à ses pieds, prêt à en mâcher encore.

Tout le monde va voir la statue du Mangeur de Garçons, bien que beaucoup continuent de suivre ses traces et de « dévorer » les jeunes garçons.

FIN

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