Le joueur de flûte de Hamelin
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LE JOUEUR DE FLUTE DE HAMELIN
Il y a quelque cinq cents ans, un terrible fléau s’abattit sur Hamelin, une coquette petite ville de Hanovre, qui, du côté du sud, baigne dans le Weser le pied de ses maisons.
Des rats, venus on ne sait d’où, pullulèrent en quelques semaines dans tous les quartiers. Dévorer les fromages du crémier, défoncer les barils de harengs chez l’épicier, tels furent leurs premiers méfaits. On en rit. Bien à tort, car l’audace des rongeurs s’accrut avec leur nombre. Bientôt,
ils firent leurs nids dans les chapeaux de fête des Hameliniens, ils goûtèrent le contenu de la soupière familiale, ils tuèrent les chats et mordirent les bébés dans leurs berceaux. Que dis-je ! Les petits cris aigus et multipliés de ces rats, grands amateurs de festins et de querelles, devinrent une rumeur capable d’empêcher les commères attardées sur leurs seuils, le balai à la main, d’ouïr les propos de leurs voisines. C’en était trop !
Les gens de Hamelin se rendirent en foule à la maison commune et s’écrièrent :
« Notre bourgmestre est un incapable et nos échevins des ânes. Quelle pitié d’acheter des robes fourrées pour des gaillards qui n’ont pu encore trouver le moyen de nous débarrasser de cette vermine ! Ah çà ! messieurs, vous croyez peut-être, parce que vous avez del’âge et du ventre, être en droit de trouver, sous l’habit municipal, la tranquillité et la béatitude ! Allons, qu’on se trémousse ! Cherchez et trouvez un remède, messieurs, ou abandonnez le gouvernement de la cité. »
En entendant ces propos coupés d’invectives, le bourgmetre et les échevins se regardèrent consternés. Ils passèrent dans la salle des délibérations et s’assirent autour de la table du conseil. Dans un grand silence, le bourgmestre déclara :
« Je donnerais ma robe d’hermine pour un thaler et je voudrais être à cent lieues d’ici. Trouver un remède!… Cela est facile à dire. Voilà des semaines que je me torture la cervelle sans rien trouver. Il faudrait quelque piège perfectionné… »
Un léger bruit, à la porte, arrêta ce discours.
« Qu’est cela ? » dit le maire inquiet.
Le bruit reprit. Le maire lui trouvait une étroite analogie avec celui qu’il entendait toutes les nuits dans son grenier.
« Entrez ! » cria-t-il, courageusement.
Un personnage étrange s’avança. Un long manteau fait d’innombrables pièces d’étoffe de toutes les couleurs lui descendait jusqu’aux talons. Il était grand et maigre. De sa coiffure, pareille à un bonnet de coton, s’échappaient de longues mèches de cheveux roux. Son visage basané ne portait ni barbe ni moustache. Un sourire énigmatique passait par instants sur ses lèvres minces et ses deux yeux bleus vous pénétraient comme des lames.
De quelle contrée venait-il ? Aucun des assistants n’aurait su le dire. L’un d’eux hasarda :
« Si le grand-père de mon arrière-grand-père paraissait à l’instant, son air et sa mise ne m’étonneraient pas à ce point. »
« Excellence, dit l’inconnu, je puis, par un charme secret, enchaîner à mes pas toutes les créatures qui, sous le soleil, rampent, nagent, courent ou volent. Mais je n’exerce guère mon pouvoir que sur les bêtes que vous considérez comme nuisibles : taupes, crapauds, lézards, vipères. On’ m’appelle le joueur de flûte. »
A ce point de sa harangue, les yeux des échevins et de leur président se fixèrent sur une sorte de trompette suspendue à son cou par un ruban aussi bariolé que son manteau,et tous remarquèrent que les doigts du flûtiste s’agitaient autour de l’instrument comme impatients d’en jouer.
L’homme continua :
« Oui, le pauvre musicien que je suis a délivré, en juin dernier, le roi de Tartarie des nuées de moustiques qui obscurcissaient le ciel de sa patrie. C’est moi qui ai détruit les vampires carnassiers qui étaient le plus grand fléau de la Perse. Pour un millier de couronnes, je puis chasser de votre ville les rats qui l’infestent.
— Mille couronnes ! Vous en aurez cinquante mille, si vous réussissez, s’écrièrent d’une même voix le bourgmestre et les échevins.
— J’ai dit mille couronnes, ce sera mille, » répondit l’homme. Puis il s’inclina et sortit en souriant.
Dès qu’il fut dans la rue, il approcha la flûte de ses lèvres; de petites flammes semblaient danser dans ses yeux clairs. Ils n’avait pas joué deux mesures d’une aigre musique, qu’un murmure confus répondit à son appel. Bientôt, ce fut comme le bruit d’une armée en marche. Tous les rats sortaient des maisons. Il y en avait de noirs, de gris, de bruns, de fauves.
Les grands et les petits rats, les rats étiques et les rats replets, les vieux routiers à la peau tannée, les godelureaux aux fières babines, des familles de dix et de douze, des tribus-entières accouraient et se mettaient en dansant à suivre le magicien.
Ce dernier, continuant de jouer, les promena de rue en rue et les amena brusquement sur le bord du Weser, dans l’eau duquel tous plongèrent et disparurent. Je me trompe: l’un d’eux échappa, un gros rat vigoureux qui traversa le fleuve à la nage et courut jusqu’à Ratopolis annoncer la nouvelle du désastre.
« Il aurait fallu entendre, en ce jour mémorable, les cloches de Hamelin sonner à toute volée ; la vieille église en tait ébranlée jusque dans ses fondations. Le bourgmestre, radieux, donnait des ordres :
« Apportez de longues perches, criait-il, et fourrez-les dans les trous les plus profonds. Sortez les nids et détruisez-les.
Murez toutes les ouvertures. Consultez les charpentiers et les maçons, et qu’il ne reste, en notre belle ville, aucune trace de ces rats… »
Il s’arrêta net. Le magicien, debout devant lui, disait: « Voulez-vous, s’il vous plait, me remettre les mille couronnes. »
Mille couronnes ! La somme parut soudain énorme au bourgmestre et à ses conseillers. Les dîners qu’ils s’étaient offerts avaient presque épuisé leurs réserves de vin de la Moselle. Avec mille couronnes, on pouvait faire remplir le muid le plus ventru du plus vieux vin du Rhin. Il était rude de laisser les caves vides pour le plaisir de couvrir d’or un vagabond en habit d’arlequin.
« Mon ami, dit le maire, qui avait repris toute son assurance, l’affaire est maintenant bien finie. Nous avons vu de nos yeux les rats noyés descendre l’eau du fleuve. Les morts ne ressuscitent jamais. Certes, nous ne sommes pas gens à refuser de choquer notre verre avec vous après ce petit service ; mais, pour ce qui est des mille couronnes auxquelles vous faites allusion, vous savez bien que c’était pure plaisanterie de votre part. Tenez, voilà cent marcs. Vous n’avez pas perdu votre journée. »
Le joueur de flûte, stupéfait, s’écria :
«Cessez ce jeu. Je n’ai pas de temps à perdre. Je suis attendu à Bagdad par le premier cuisinier de la cour qui veut me faire goûter un potage de son invention. C’est tout ce qu’il peut m’offrir pour avoir purgé la cuisine du Calife des scorpions qui l’avaient envahie. Mais vous, magistrats de Hamelin, vous êtes riches. Vous m’aviez promis cinquante mille couronnes. Je me suis contenté de mille. Ne pensez pas que je vous fasse grâce d’un liard, et sachez que j’ai, pour ceux qui me font mettre en colère, un air de flûte qu’il vaut mieux pour vous ne jamais entendre. »
— Comment ! dit le maire furieux, tu me traites plus mal qu’un cuisinier. Vit-on jamais bourgmestre insulté et menacé par un vaurien incapable de gagner par son travail de quoi acheter un manteau d’une seule étoffe ? Va-t’en au diable, maraud, et puisses-tu faire éclater ta peau en soufflant dans ta trompette ! »
Sans mot dire, le magicien tourna les talons et approcha la flûte de ses lèvres. Il en tira quelques mesures d’une musique douce comme une brise parfumée et, tout aussitôt, il y eut, dans tous les quartiers, un remue-ménage inusité. Des centaines de petits pieds frappèrent le pavé de leurs sabots, des centaines de petites mains claquèrent joyeusement et des centaines de petites langues se mirent en mouvement.
Plus empressés que des volailles qui ont vu la fermière jeter une poignée de grains, les enfants de Hamelin accouraient. Tous, garçons joufflus, fillettes aux boucles blondes, marmots à peine échappés des bras de leurs mères, courant, sautant, bondissant, gesticulant, riant, criant de joie, suivaient enthousiasmés le musicien diabolique.
Le bourgmestre et les échevins, abasourdis, pareils à des statues de pierre, regardaient passer la bande joyeuse, incapables de faire un pas ou de pousser un cri. Les mères étaient impuissantes à retenir leurs enfants. Les pères, qui avaient brusquement quitté leur ouvrage, ne comprenaient pas encore ce qui se passait.
Tout à coup, ô terreur ! tout le monde comprit. Le magicien s’engageait dans la Grand’rue qui conduit au Weser !…
Cependant, contre toute prévision, le cortège, arrivé sur la rive, tourna vers l’ouest dans la direction du mont Koppel. Un grand espoir fit battre un instant tous les cœurs. Chacun se dit :
« Jamais ils ne graviront ces pentes abruptes. Courons vite à leur suite. »
Mais alors, il se passa une chose inouïe : une caverne s’ouvrit dans le flanc du mont ; le magicien s’y engagea, les enfants le suivirent et, quand ils eurent disparu, la caverne se referma sans laisser la trace d’aucune ouverture.
Seul, un grand garçon boiteux et quelque peu simple ne fut pas englouti. Il arriva trop tard, malgré le secours de sa béquille. Bien des années plus tard, il déclarait, quand on s’étonnait de sa mélancolie :
« La ville n’est pas bien gaie depuis que les compagnons de mon enfance l’ont quittée, et je ne puis oublier que je suis privé du plaisant séjour qui est maintenant leur partage. Le musicien m’avait pourtant promis, à moi aussi, de me conduire dans ce pays merveilleux où les fruits sont plus doux, les eaux plus claires et les fleurs plus belles que dans notre grise cité. Hélas ! au moment où je me croyais guéri, tant je courais vite, la musique s’arrêta et je me trouvai seul, contre ma volonté, hors de la montagne et! boiteux pour toujours… »
Hélas! hélas! Pauvres gens de Hamelin! Le bourgmestre eut beau envoyer des émissaires dans toutes les directions avec ordre d’offrir au musicien tout l’or qu’il désirerait s’il consentait à rendre les enfants, jamais ils ne revirent leurs garçons joufflus et leurs fillettes aux boucles blondes.
Alors, pour fixer le souvenir de leur malheur, ils inscrivirent le récit détaillé de cette lamentable aventure sur une colonne, à l’endroit où la caverne s’était ouverte, et aussi sur le plus beau vitrail de leur église où l’on peut encore le lire aujourd’hui.
Les archéologues locaux ne sont pas d’accord sur la date exacte où fut peint le vitrail, mais il n’est pas actuellement encore un seul habitant de Hamelin qui ne trouvera moyen de vous dire sentencieusement après cinq minutes de conversation :
« Payons nos dettes et tenons nos promesses, surtout celles que nous faisons aux joueurs de flûte. »
Adapté en 1913 d’une version anglaise par Fernand Gillard, Éditions Larousse. Illustrations B. Le Famu.
FIN
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