Le Prince lutin
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Il était une fois un roi et une reine qui n’avaient qu’un fils, qu’ils aimaient passionnément. Il était gros, petit, laid et méchant ; c’était une bête opiniâtre qui désolait tout le monde. Dès son enfance le roi remarqua ses défauts, mais la reine en était folle ; elle le gâtait ; et pour lui faire sa cour il fallait lui dire que son fils était beau et spirituel. On appelait ce petit monstre Furibond. Le roi lui donna pour gouverneur un prince qui avait d’anciens droits à la couronne, mais qui y avait renoncé et mettait son bonheur à bien élever son fils unique.
Le fils de ce gouverneur s’appelait Léandre ; il était beau, spirituel, bon et docile avec son père ; et si aimable que tout le monde l’aimait. Il était toujours près de Furibond, et celui-ci que tout le monde détestait, s’en prenait à son compagnon.
Un jour, le prince accompagné de Léandre, resta dans une galerie pour voir passer des ambassadeurs qui venaient de très-loin. Dès que les ambassadeurs aperçurent Léandre, ils lui firent de profonds saluts, et prenant Furibond pour son nain, ils le firent tourner sur lui-même, en riant à ses dépens. Léandre était au désespoir, il s’humiliait encore plus devant Furibond ; mais les ambassadeurs ne comprenant pas son langage, croyaient que c’était un jeu et voulaient donner au nain des croquignoles et des nazardes. Furibond tira sa petite épée et aurait fait quelque violence sans le roi qui, arrivant, demanda excuse de cet emportement aux ambassadeurs, car il savait leur langue. Ils lui dirent que ce n’était rien qu’un affreux petit nain de mauvaise humeur, et le roi fut bien affligé de voir ainsi méconnaitre son fils.
Furibond, pour se venger, se jeta sur Léandre et lui arracha trois poignées de cheveux. Le père de Léandre, offensé de ce procédé, envoya son fils dans un château à la campagne.
Un jour Léandre, se promenant dans ses jardins, entra dans un petit bois. Il commençait à Jouer de la flûte pour se divertir lorsqu’il sentit quelque chose qui entourait sa jambe en la serrant très-fort. Il fut surpris de voir une grosse couleuvre ; il prit son mouchoir, et l’attrapant par la tête, il allait la tuer ; mais elle entortilla son corps autour du bras de Léandre, et le regardant fixement, sembla lui demander grâce.
Je ne la tuerai pas, dit-il ; je veux la nourrir, et quand elle aura quitté sa belle peau, je la laisserai aller. Il la mit dans une chambre dont il garda le clef ; il lui apporta du son, du lait, des fleurs et des herbes ; dès qu’il entrait, elle allait à lui et lui faisait tous les airs gracieux dont une couleuvre est capable.
Cependant, tout le monde à la cour regrettait Léandre ; on en voulait à Furibond qui était cause de son absence. Ce méchant nain apprit ce qu’on disait et, dans une colère qui allait jusqu’à la fureur, il entra chez la reine et lui dit qu’il allait se tuer sous ses yeux, si elle ne trouvait le moyen de faire périr Léandre. La reine, qui le haïssait parce qu’il était plus beau que son singe de fils, dit à Furibond d’aller à la chasse avec ses confidents ; que Léandre y viendrait et qu’on lui apprendrait à se faire aimer de tout le monde.
Furibond alla donc à la chasse. Quand Léandre entendit tant de bruit dans ses bois, il monta à cheval et vint voir ce que c’était. Il fut bien surpris en apercevant le prince et mit pied à terre avec respect. Furibond lui dit de le suivre, et fit signe aux assassins de ne pas manquer leur coup. Il s’éloignait, lorsqu’un lion, sortant de sa caverne, se jeta sur lui. Ceux qui l’accompagnaient prirent la fuite ; Léandre seul combattit ce furieux animal, et par sa valeur et son adresse, sauva son plus cruel ennemi.
Furibond s’était évanoui de peur ; Léandre le secourut, et quand il fut remis, lui présenta son cheval pour monter dessus. Furibond ne regarda même pas son sauveur, et se servit de son cheval pour aller chercher les assassins à qui il ordonna de le tuer. Ils l’environnèrent ; mais lui, s’appuyant contre un arbre, tira l’épée et combattit en homme désespéré.
Furibond, le croyant mort, arriva et le trouva vivant, tandis que les scélérats rendaient le dernier soupir.
— Seigneur, dit Léandre, si c’est par votre ordre qu’on m’assassine, je suis fâché de m’être défendu.
— Insolent ! s’écria le prince en colère, si jamais vous paraissez devant moi, je vous ferai mourir.
Comme il ne pouvait tenir tête au fils du roi, Léandre résolut de voyager ; mais au moment de partir, il voulut porter du lait et des fruits à la couleuvre. En ouvrant la porte, il vit une dame à l’air noble et majestueux ; elle avait un habit de satin amaranthe, brodé de perles, et lui dit :
— Je suis la fée Gentille ; vous saurez que nous vivons cent ans sans vieillir ; mais ce terme expiré, nous devenons couleuvres pendant huit jours, et si l’on nous tue pendant ce temps, nous ne ressuscitons plus : ces huit jours écoulés, nous reprenons notre beauté avec notre pouvoir et nos trésors. Vous voyez le service que vous m’avez rendu en épargnant la couleuvre ; dites-moi comment je puis vous être utile ? Je peux vous faire un grand roi, vous rendre très-riche, augmenter votre esprit ; je peux vous faire lutin aérien, aquatique et terrestre.
Léandre l’interrompit.
— Permettez-moi, dit-il, de vous demander, madame, à quoi me servirait d’être lutin ?
— À mille choses, répliqua la fée. Vous êtes invisible quand il vous plaît ; vous traversez en un instant le vaste espace de l’univers ; vous vous élevez dans les airs ; vous allez au fond de la terre ; vous pénétrez dans les abîmes de la mer ; vous entrez partout, quoique les portes et les fenêtres soient fermées, et dès que vous le voulez, vous vous laissez voir sous votre forme naturelle.
— Ah ! s’écria Léandre, je choisis d’être lutin !
— Soyez lutin, répliqua Gentille en lui passant la main sur le visage ; soyez lutin aimé, lutin aimable, lutin lutinant.
Elle lui donna un petit chapeau rouge.
— Quand vous mettrez ce chapeau, continua-t-elle, vous serez invisible ; quand vous l’ôterez on vous verra.
Léandre, ravi, mit le petit chapeau, et souhaita d’aller dans la forêt cueillir des roses qu’il avait vues. Aussitôt son corps devint aussi léger que l’air, il passa par la fenêtre, et voltigeant comme un oiseau, se trouva au pied du rosier ; il prit trois roses et revint les présenter à la fée. Elle lui dit de les garder, que l’une d’elles lui fournirait tout l’argent dont il aurait besoin ; qu’en touchant avec l’autre ceux qui se diraient ses amis, il connaitrait s’ils étaient sincères; et que la dernière l’empêcherait d’être malade. Puis, sans attendre ses remerciments, elle disparut.
Léaudre voulut s’amuser à tirer quelque vengeance de Furibond ; il monta sur son cheval Gris-de-Lin, et partit, suivi de plusieurs domestiques pour que le bruit de son retour fût plus tôt répandu.
Or, Furibond avait fait croire à ses parents que sans son courage, Léandre l’aurait assassiné à la chasse ; qu’il avait tué tous ses gens, et qu’il voulait qu’on en fit Justice.
Le roi donna ordre de l’arrêter ; lorsqu’il arriva d’un air si résolu, Furibond, qui était trop poltron pour le braver en face, courut prier sa mère de le faire prendre.
La reine alla en demander la permission au roi ; et le prince, curieux de savoir ce qui serait résolu, approcha l’oreille de la porte et releva ses cheveux pour mieux entendre.
Léandre passa par là avec le petit chapeau qui rendait invisible. En voyant Furibond qui écoutait, il prit un clou et un marteau et attacha son oreille à la porte.
Furibond jeta les hauts cris. La reine court ouvrir et achève d’emporter l’oreille de son fils. Elle le met sur ses genoux et porte la main à son oreille pour la panser.
Léandre se saisit d’une poignée de verges, et en donne plusieurs coups sur les mains de la reine et sur le museau de son fils ; elle crie qu’on l’assassine. Tout le monde accourt : on ne voit personne, et l’on dit tout bas que la reine est folle. Le roi est le premier à le croire, il l’évite quand elle veut l’approcher. Lutin donne mille coups à Furibond, puis il va dans le jardin et se rend visible. Il cueille hardiment les fruits et les fleurs du parterre de la reine, chose défendue sous peine de la vie. Les jardiniers viennent dire à leurs majestés l’insolence de Léandre.
Furibond, animé par sa mère et suivi de mille hommes armés, entra au jardin ; il y vit Léandre qui lui jeta une pierre dont il lui cassa le bras, et des oranges au reste de la troupe. On courut à lui, mais on ne le vit plus. Il passa une corde dans les jambes de Furibond qui tomba sur le nez et qu’on porta bien malade dans son lit.
Léandre, satisfait, renvoya ses gens à son château, et remontant à cheval, laissa Gris-de-Lin aller à l’aventure. Après avoir longtemps voyagé, il arriva dans une forêt où il s’arrêta pour se reposer.
Tout à coup il aperçut un homme qui courait, s’arrêtait, criait, se taisait et s’arrachait les cheveux en pleurant. Le prince l’aborda et lui ofrit ses services.
— Ah ! seigneur, répondit le jeune homme, je suis bien misérable, car ma fiancée épouse aujourd’hui un homme plus riche que moi, mais qui la rendra malheureuse. Elle est dans un château au bout de cette forêt.
— Attendez-moi, dit Léandre, qui mit le petit chapeau et se souhaita dans le château, où tout était en fête pour la noce, excepté la jeune demoiselle qui paraissait bien triste.
Léandre était alors lutin ; il vit les parents de la mariée qui la grondaient tout bas de la mauvaise mine qu’elle faisait.
Lutin s’approcha de l’oreille de la mère et lui dit :
— Si tu laisses s’accomplir ce mariage, tu mourras dans huit jours.
Cette femme, effrayée, jeta un grand cri et dit qu’elle était morte si le mariage de sa fille s’achevait, qu’elle n’y consentirait pour rien au monde. Son mari la traitait de visionnaire, mais Lutin lui dit :
— Si tu ne crois ta femme, il t’en coûtera la vie ; romps promptement ce mariage, et célèbre la noce de ta fille avec celui à qui elle est fiancée.
On congédia sur-le-champ le mari dont Lutin ne voulait pas. Il allait se fâcher, mais Lutin lui fit un si terrible hou, hou dans l’oreille qu’il en devint sourd.
On courut chercher le véritable fiancé et les noces s’achevèrent gaiement.
Léandre continua son voyage et arriva dans une ville où une jeune fille allait entrer malgré elle parmi les vestales. Elle était vêtue de blanc et ses frères la conduisaient :
Lutin invisible cria :
— Arrêtez, mauvais frères ! Si vous passez outre, vous serez écrasés comme des grenouilles.
On regardait de tous côtés sans voir d’où venaient ces menaces, Les frères dirent que c’était un mauvais plaisant qui s’était caché ; mais Lutin prit un long bâton et leur en donna cent coups. On voyait le bâton se lever et se baisser comme un marteau sur leurs épaules. De frayeur tout le monde s’enfuit.
Lutin resta seul avec la jeune fille, et ôtant son chapeau, il lui demanda en quoi il pouvait la servir. Elle répondit qu’elle était très-pauvre. Léandre l’ayant mariée à un jeune homme de la ville leur secoua tant la rose de Gentille qu’il leur laissa dix millions.
Sa dernière aventure fut la plus agréable. En entrant dans une forêt, il vit quatre hommes armés, entraînant de force une jeune fille qui paraissait avoir treize ou quatorze ans. I] leur cria :
— Que vous a fait cette enfant pour la traiter en esclave ? Je vous ordonne de la laisser aller.
— Oui, oui, nous n’y manquerons pas, dirent-ils en riant et en se moquant de lui.
Le prince, en colère, descendit de cheval et mit son petit chapeau rouge.
— Il s’est sauvé, dirent les voleurs, attrapons son cheval.
Il y en eut un qui resta près de la jeune fille, les trois autres coururent après Gris-de-lin. La petite continuait de se plaindre :
— Ah ! ma belle princesse, disait-elle, si vous saviez mon aventure, vous enverriez vos amazones chercher la pauvre Abricotine.
Léandre, qui l’écoutait, saisit le bras du voleur qui la retenait et l’attacha à un arbre, sans qu’il vît même qui le liait.
Abricotine profita de ce moment pour se sauver. Léandre appela Gris-de-Lin qui se défit en trois coups de pieds des trois voleurs. Lutin souhaita d’être où était Abricotine. Il la trouva si lasse, qu’elle s’appuyait aux arbres, ne pouvant se soutenir. Lutin ôta son petit chapeau.
— Ah ! seigneur, s’écria Abricotine, je vous dois tout.
Léandre la fit monter sur son cheval, et, en chemin la pria de lui raconter son histoire.
— Une fée, dit-elle, dont le savoir n’a rien d’égal, s’entêta à épouser un prince. Ses sœurs les fées se fichèrent et ne voulurent plus qu’elle demeurât avec elles ; tout ce qu’elle put faire, ce fut de se bâtir un grand palais près de leur royaume, Mais elle cessa bientôt de vivre en bonne intelligence avec ce prince, qui la rendait très-malheureuse. Il lui dit, un jour, cent duretés, l’appelant vieille fée et loup-garou. Elle l’abandonna dans un grand trou, au fond d’une montagne, où il s’était sauvé pour ne plus la voir. Elle transporta son palais dans une île, en chassa les gardes et les officiers ; elle prit des femmes de race d’amazones pour faire la garde autour de son île, afin qu’aucun homme n’y pût entrer, et nomma ce lieu l’Ile des Plaisirs tranquilles. Sa fille est la princesse que je sers ; on ne vieillit pas dans son palais. Telle que vous me voyez, j’ai plus de deux cents ans. Quand ma maîtresse fut grande, sa mère lui donna son île et lui enseigna à y vivre heureuse ; puis elle retourna dans le royaume de féerie. Je n’ai jamais vu d’autres hommes que vous, seigneur, et les voleurs qui m’avaient enlevée ; ils étaient envoyés par un vilain, nommé Furibond, qui a vu le portrait de ma maîtresse. Ils rôdaient autour de l’île sans oser y entrer, par crainte de nos vigilantes amazones ; mais comme j’avais laissé envoler le beau perroquet de la princesse, je sortis imprudemment de l’île, et ils m’auraient emmenée sans votre secours.
— Si vous êtes reconnaissante, dit Léandre, ne me ferez-vous point entrer dans l’île des Plaisirs tranquilles, pour voir cette merveilleuse princesse qui ne vieillit pas ?
— Ah ! dit-elle, nous serions perdus, vous et moi, si nous faisions une telle entreprise :
Ils arrivèrent au bord d’une grosse rivière. Abricotine sauta à terre, et dit adieu à Léandre en le remerciant des services qu’il lui avait rendus.
Cependant Lutin mit le petit chapeau et se souhaita dans l’île des Plaisirs tranquilles. Il se trouva aussitôt dans le plus bel endroit du monde. Le prince trouva des appartements magnifiques dans lesquels il voyait des jeunes filles riantes et belles comme un beau jour. L’appartement de la princesse était entièrement revêtu de miroirs. Son trône était fait d’une seule perle creusée en coquille. Elle avait un air enfantin et charmant, et souriait à ses filles d’honneur qui s’étaient, ce jour-là, vêtues en nymphes pour la divertir.
Elle demanda où était Abricotine. Les nymphes répondirent qu’elles l’avaient cherchée inutilement. Lutin prit un petit ton de voix de perroquet (car il y en avait plusieurs dans la chambre) et dit :
— Abricotine viendra bientôt ; elle aurait été enlevée sans un jeune prince qu’elle a rencontré.
La princesse fut surprise, car le perroquet avait répondu très-juste.
— Vous êtes bien joli, petit perroquet, dit-elle, mais vous avez l’air de vous tromper, et Abricotine vous fouettera.
— Je ne serai pas fouetté, reprit le perroquet-lutin ; elle vous dira l’envie qu’avait cet étranger de venir dans votre palais, pour détruire dans votre esprit les fausses idées que vous avez contre ses semblables.
— En vérité, perroquet, s’écria la princesse, c’est dommage que vous ne soyez pas tous les jours aussi aimable, je vous aimerais beaucoup.
Dans ce moment Abricotine entra, et se jetant aux pieds de sa maîtresse, elle lui apprit son aventure et lui fit le portrait du prince avec des couleurs fort avantageuses. La princesse lui demanda si elle ne savait pas son nom, son Pays, sa naissance, d’où il venait, où il allait. Lutin continua de parler comme s’il eût été perroquet :
— Abricotine est une ingrate, dit-il, ce pauvre étranger mourra de chagrin sil n’entre pas dans ce palais.
— Eh bien, perroquet, qu’il en meure, dit la princesse.
La princesse passa dans un salon de marbre où l’on servait un souper somptueux. Il y avait de tous côtés des volières remplies d’oiseaux rares. Léandre avait bon appétit. Il s’approcha de ce repas dont l’odeur réjouissait. La princesse possédait un chat bleu qu’elle aimait beaucoup ; une de ses filles d’honneur le tenait dans ses bras. Elle lui dit :
— Madame, Bluet a faim.
On le mit à table avec une assiette d’or et une serviette bien pliée, et d’un air de rominagrobis il se mit à manger.
— Oh ! dit Lutin en lui-même, ce gros matou bleu mangera de bons morceaux, tandis que je le regarderai !
Il ôta tout doucement le chat et s’assit en le tenant sur lui. Personne ne voyait Lutin qui avait le chapeau rouge. La princesse mettait perdreaux, faisandeaux sur l’assiette de Bluet, et tout disparaissait en un moment. La princesse entra dans son cabinet avec Abricotine ; Lutin les suivit et se trouva en tiers sans être aperçu.
Avoue, dit la princesse à sa confidente, que tu as exagéré le portrait de cet inconnu.
Je vous assure que non, madame, répliqua Abricotine ; mais, quand il serait venu admirer les merveilles de cette île, quel mal pouvait-il vous en arriver ? Pourquoi ne vous marieriez-vous pas un jour, comme toutes les princesses ?
— Tais-toi, dit sa maîtresse, ne trouble pas l’heureux repos dont je jouis depuis six cents ans.
Abricotine n’osa répondre. La princesse entra dans sa chambre à coucher, et Lutin resta dans un cabinet peu éloigné d’où il pouvait l’entendre parler, Elle demanda à Abricotine si elle n’avait rien vu d’extraordinaire dans son petit voyage.
— Madame, lui dit-elle, j’ai vu, dans une forêt, des animaux qui ressemblaient à des enfants ; ils sautent sur les arbres comme des écureuils ; ils sont laids, mais leur adresse est extrême.
— Que je voudrais en avoir, dit la princesse ; malheureusement ils sont trop légers.
— Lutin se douta que c’étaient des singes. Il se souhaita dans la forêt, en prit une douzaine de gros, de petits, et de plusieurs couleurs : il les mit dans un sac et se souhaita à Paris. Il y acheta un carrosse d’or où il fit atteler six singes verts avec des harnais couleur de feu. Il alla ensuite chez Brioché, joueur de marionnettes ; il y trouva deux singes de mérite ; le plus spirituel s’appelait Briscambille, et l’autre Perceforêt. Il habilla Briscambille en roi et le mit dans le carrosse : Perceforêt servait de cocher, les autres singes étaient vêtus en pages. Il mit le carrosse et les singes bottés dans le sac. Comme la princesse n’était pas encore couchée, elle entendit dans sa galerie le bruit du petit carrosse qui entra dans sa chambre avec le cortége singenois. Lutin, invisible, tira le magot du carrosse d’or et lui fit présenter à la princesse une boîte couverte de diamants. Elle l’ouvrit, et trouva dedans des vers à sa louange composés par Léandre.
Celui-ci se retira, la laissant rêver à tout ce mystère ; et comme il avait besoin de repos, il entra dans un appartement inoccupé, dont il trouva la porte ouverte, Après s’y être enfermé, il s’endormit. Il se leva de bonne heure, et apercevant dans son appartement une toile et des pinceaux, il s’assit devant un miroir et fit son portrait (car il peignait avec talent). Il fit aussi dans un ovale celui de la princesse, et mit ces deux portraits dans le cabinet où elle travaillait. Lorsqu’elle y entra, elle fut bien surprise et appela Abricotine. Lutin était là, invisible, curieux d’entendre ce qu’elles allaient dire.
Abricotine s’écria :
— C’est le portrait du généreux étranger qui m’a sauvé la vie !
— Tu feins d’être surprise, dit la princesse, mais c’est toi qui l’as mis ici.
— Moi, madame ? reprit Abricotine ; je vous Jure que de ma vie je n’ai vu ce tableau.
— J’ai peur, dit la princesse, il faut que le démon l’ait apporté.
— Madame, dit Abricotine, il faut le brûler bien vite.
Elle courut chercher du feu. La princesse se mit à la fenêtre pour ne pas voir ce portrait qu’elle regrettait de brûler ; mais Lutin profita de ce moment pour le prendre et pour se sauver sans qu’elle s’en aperçût. Quand Abricotine rentra et qu’elles ne le trouvèrent plus, elles ne surent qu’imaginer. Lutin se trouvait fort heureux de vivre invisible auprès de la princesse ; il mangeait chaque jour à la place du chat bleu.
Un jour, la princesse dit à ses nymphes qu’elle aimerait à savoir comment les dames étaient vêtues dans les différentes cours de l’univers. Il n’en fallut pas plus pour décider Lutin à courir l’univers. Il met le petit chapeau et se souhaite en Chine ; il y achète les plus belles étoffes et prend un modèle d’habit. Il vole à Siam et en use de même. Il parcourt les quatre parties du monde en trois jours ; il apportait à mesure dans une chambre du palais des Plaisirs tranquilles tout ce qu’il avait acheté. Quand il eut rassemblé un grand nombre de raretés, il acheta cinq ou six douzaines de poupées qu’il fit habiller à Paris. Il y en avait de toutes les modes ; Lutin les arrangea dans le cabinet de la princesse.
Quand elle y entra, elle fut très-agréablement surprise. Chaque poupée tenait un présent ; la plus apparente avait une boîte à portrait. La princesse l’ouvrit et fit un grand cri en voyant le portrait de Léandre.
— Je ne sais ce qui se passe ici, dit-elle à Abricotine, quelle est la fée, quel est le démon qui me rend de si charmants services.
Léandre aussitôt écrivit ces mots sur des tablettes qu’il jeta aux pieds de la princesse.
Je ne suis ni démon ni fée,
Je suis un prince malheureux
Qui n’ose parailre à vos veux ;
Plaignez du moins ma destinée.
Le prince lutin.
La princesse lut ces vers avec étonnement.
— Cet invisible est donc un monstre, puisqu’il n’ose se montrer ; mais alors pourquoi me présente-t-il un si aimable portrait ?
— J’ai entendu dire, reprit Abricotine, que les lutins sont composés d’air et de feu : qu’ils n’ont pas de corps, et que c’est seulement leur esprit et leur volonté qui agit.
Léandre se souvint que, dans une grotte où la princesse allait souvent, se trouvait un piédestal sur lequel on devait poser une Statue qui n’était pas encore finie ; il s’y plaça, richement vêtu, couronné de lauriers et tenant une lyre à la main.
Quand la princesse entra dans la grotte après avoir renvoyé ses femmes, elle ne vit pas Lutin qui avait le chapeau rouge : ensuite il l’ôta, et elle l’aperçut. Elle le prit d’abord pour une statue, car il ne bougeait pas ; mais, accordant sa lyre, il chanta, en s’accompagnant, des paroles qu’il avait composées.
La princesse eut si peur qu’elle tomba évanouie. Mettant le petit chapeau pour n’être pas vu, Lutin la secourut de son mieux, et quand elle fut revenue à elle, il s’éloigna, tandis qu’elle racontait son aventure à Abricotine.
Cependant Furibond attendait le retour des quatre hommes qu’il avait envoyés à l’Ile des Plaisirs tranquilles ; il en revint un qui lui dit qu’à moins de mener une grosse armée, il n’entrerait pas dans cette île, gardée par des amazones.
Comme le roi son père venait de mourir et qu’il était le maître, il assembla quatre cent mille hommes et partit à leur tête.
C’était un beau général !
Quand les amazones virent cette grosse armée, elles en parlèrent à la princesse, qui envoya Abricotine au royaume des fées, demander conseil à sa mère.
Mais la fée était en colère.
— Je sais ce que fait ma fille, dit-elle : le prince Léandre est dans son palais, il l’épousera, tels sont les décrets du destin, je ne puis m’y opposer.
Retirez-vous, Abricotine, je ne veux plus entendre parler de cette fille, dont les sentiments me causent tant de chagrin.
En apprenant ces nouvelles, la princesse fut désespérée.
Lutin, qui était près d’elle, se souvint que Furibond était très-intéressé, et pensa qu’en lui donnant beaucoup d’argent, il se retirerait.
Il s’habilla en amazone et fut au camp de Furibond.
Il lui dit que la princesse, préférant une vie paisible aux embarras de la guerre, lui faisait offrir autant d’argent qu’il en voudrait pour qu’il la laissât en paix.
Furibond répliqua que, par pitié, il lui accorderait sa protection, si elle lui envoyait cent mille mille mille millions de pistoles.
Léandre dit que ce serait trop long à compter, qu’il n’avait qu’à dire combien il en voulait de chambres pleines, que la princesse était assez généreuse et assez puissante pour n’y pas regarder.
Furibond pensa qu’il fallait prendre tout l’argent qu’on pourrait, puis arrêter l’amazone et la tuer.
Il dit à Léandre qu’il voulait trente grandes chambres pleines d’or, et qu’il donnait sa parole royale qu’il s’en retournerait. Léandre fut conduit dans les chambres, et secoua tant la rose, que l’or tombait comme une grosse pluie.
Dès que les trente chambres furent pleines, Furibond cria à ses gardes :
— Arrêtez cette friponne, c’est de la fausse monnaie qu’elle m’apporte.
Mais Lutin mit le petit chapeau.
Les gardes le crurent sorti et coururent après lui, laissant Furibond tout seul.
Lutin le prit par les cheveux et lui coupa la tête, sans qu’il vît la main qui l’égorgeait.
Quand Lutin eut la tête, il se souhaita dans le Palais des Plaisirs.
La princesse se promenait tristement,
Elle vit en l’air une tête que personne ne tenait, et fut bien étonnée. Ce fut bien pis quand on déposa cette tête à ses pieds. Aussitôt elle entendit une voix qui lui dit :
Ne craignez plus, charmante princesse,
Furibond ne vous fera jamais de mal.
Abricotine s’écria :
— C’est la voix de l’étranger qui m’a secourue !
— Ah ! dit la princesse, que j’aimerais à lui témoigner ma reconnaissance
Lutin repartit.
— Je veux encore travailler à la mériter.
En effet, il retourna à l’armée de Furibond avec ses habits ordinaires ; chacun vint à lui, les soldats l’entourèrent et le reconnurent pour roi.
Il leur donna à se partager les trente chambres d’or, et après quelques cérémonies pour son avénement, il retourna vers la princesse, ordonnant à son armée de se rendre à petites journées dans son royaume.
Comme il était tard, tout le monde était couché, il se retira dans son appartement, et il était si fatigué qu’il oublia de fermer la porte.
Le lendemain, de grand matin, la princesse ne pouvant dormir, se promenait en négligé dans la galerie, quand elle vit, par la porte restée ouverte, Léandre endormi.
Elle tira de sa poche la boîte de diamants pour voir si cet inconnu ressemblait au portrait, quand sa mère la Fée entra avec un bruit si terrible que Léandre s’éveilla en sursaut.
Il vit sa princesse que la fée entraînait en l’accablant de reproches.
Il courut après elle, la conjurant d’avoir pitié d’un jeune roi qui rendrait sa fille heureuse.
La princesse se jeta au cou de sa mère en lui racontant les obligations qu’elle avait à Léandre.
L’opiniâtre fée se laissait supplier et paraissait insensible à leurs larmes : elle ne leur aurait point pardonné si l’aimable fée Gentille n’eût paru dans la chambre.
Elle embrassa la vieille fée.
— Ma chère sœur, dit-elle, vous n’avez pas oublié le service que je vous rendis autrefois ; sans moi, vous n’auriez jamais pu rentrer dans le royaume de Féerie.
En reconnaissance de mes bons offices, pardonnez à cette belle princesse, consentez à son mariage ; je n’oublierai jamais le plaisir que vous m’aurez fait.
— Il faut faire ce que vous voulez, charmante Gentille, s’écria la fée.
— Venez, mes enfants, recevoir dans mes bras l’assurance de mon amitié.
Abricotine fut bien surprise en reconnaissant Léandre dans le mari de sa princesse.
La mère fée dit qu’elle transporterait l’île des Plaisirs avec le château et ses merveilles dans le royaume de Léandre, où elle resterait avec ses enfants.
Gentille avait fait transporter par la vertu de Brelic-Brelac les généraux et capitaines de l’armée de Furibond au palais de la princesse, afin qu’ils fussent témoins de la fête qu’on allait y donner.
Chacun de ces officiers épousa une des filles d’honneur de la princesse, et six volumes ne suffiraient pas pour décrire les magnificences de ces charmantes noces.
Qu’est devenu cet heureux temps
Où, par le pouvoir d’une fée,
L’innocence était délivrée
Des périls les plus évidents ?
Par le secours puissant d’un chapeau, d’une rose,
On voyait arriver mainte métamorphose ;
Voyant tout, et sans être vu,
Un mortel parcourait le monde,
Et trouvait, dans les airs, un chemin inconnu.
Contes des fées (expurgé), Texte établi par revue par Melle Marie Guerrier de Haupt, Bernardin-Béchet, éditeur, 1868 (p. 259-295).
FIN
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