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L’homme sans larmes

Alexandre Dumas
Bruitages & Musiques
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Conte pour petits et grands à partir de 5 ans.

Temps de lecture : 28 minutes

L’HOMME SANS LARMES

Il y avait dans une charmante maison, à quelques lieues de la petite ville de Hombourg, un homme fort riche, qu’on appelait le comte Baldrik. 

Il possédait plusieurs maisons à Francfort, des châteaux dans tous les environs, et l’on pouvait, à ce que l’on disait, marcher une journée entière sans mettre le pied hors de ses domaines. 

Il avait un grand nombre de domestiques, des équipages de chasse dont il ne se servait jamais, et une table toujours admirablement servie, de laquelle il se levait souvent sans avoir entamé un seul plat. 

Sa cave passait pour contenir les meilleurs vins du Rhin, de la France et de la Hongrie ; ces vins, on les lui servait dans des coupes d’argent et de vermeil ; ces coupes, souvent il les portait à ses lèvres, mais presque toujours il les reposait sur la table les ayant à peine effleurées du bout des lèvres. 

C’est qu’il lui manquait une chose, à cet homme , pour lequel la fortune semblait avoir épuisé ses trésors. 

Il ne pouvait pas pleurer. 

Ni joie ni douleur ne pouvait lui faire monter une larme aux yeux. 

Il avait perdu son père et n’avait pu pleurer, il avait perdu sa mère et n’avait pu pleurer, il avait perdu deux de ses frères et n’avait pu pleurer. 

Enfin, après dix ans de stérilité, sa femme lui avait donné une fille, objet de tous ses désirs, et il n’avait pu pleurer. 

Cette fille avait quatorze ans et se nommait Lia.

Un jour, elle entra dans la chambre de son père et le trouva dans le coin le plus sombre de cette chambre, assis et soupirant.

— Qu’as-tu donc, père? demanda l’enfant Il me semble que tu es bien triste.

— Bien triste, en effet, dit le comte ; car je viens de perdre le dernier de mes frères : ton oncle Karl est mort. 

Lia aimait fort son oncle Karl, qui, à la Noël, lui envoyait toujours de charmants cadeaux. Aussi, à la nouvelle que lui annonçait son père, les larmes jaillirent-elles de ses yeux. 

— Oh ! mon pauvre oncle ! s’écria-t-elle en sanglotant. 

— Bienheureuse enfant, qui peux pleurer ! murmura le comte en regardant sa fille d’un œil d’envie 

— Mais, puisque tu as tant de chagrin, toi, pourquoi ne pleures-tu pas? demanda- t-elle à son père. 

— Hélas ! répondit le père, les larmes sont un don du ciel que le Seigneur m’a refusé ; la miséricorde infinie est avec celui qui pleure, car celui qui peut pleurer pleure sa douleur en même temps que ses larmes, tandis que, moi, il faut que mon cœur se brise. 

— Mais pourquoi cela ?

— Parce que Dieu m’a refusé ce qu’il accorde à la dernière des créatures : des larmes. 

— Si Dieu te les a refusées, père, Dieu peut te les accorder, et je le prierai tant et si fort, qu’il te les rendra. Mais le comie secoua la tête. 

— Mon sort est fixé, dit-il, et je dois mourir faute de pouvoir pleurer. Quand mon cœur sera plein des larmes que mes yeux eussent dû verser, il se brisera, et tout sera dit. 

Lia se mit à genoux devant son père, et, lui prenant les deux mains : 

— Oh ! non, non, père, dit-elle, tu ne mourras pas ; il doit y avoir un moyen de te rendre les larmes que tu as perdues ; dis- moi ce moyen et le reste me regardera. 

Le comte hésita un instant comme si, en effet, il v avait un moyen ; mais sans doute ce moyen présentait de trop grandes difficultés pour un enfant de l’âge de la jeune fille ; car, sans répondre, il se leva et sortit. 

Lia ne revit pas son père de la soirée. Le lendemain au déjeuner, elle l’attendit encore inutilement. Il ne descendit pas. 

Mais il lui fit dire de monter chez lui quand elle aurait déjeuné elle-même. 

Elle se leva aussitôt de table et monta à la chambre de son père. 

Il était, comme la veille, moitié assis, moitié couché dans son fauteuil et avait le visage aussi pâle que s’il était déjà mort. 

— Cher enfant, lui dit-il, mon cœur est déjà si plein et si lourd, qu’il me semble près d’éclater : je sens les larmes se soulever et gronder en moi comme un torrent près de briser sa digue, et, comme il me semble que je vais mourir, je t’ai appelée pour que tu saches bien que je porte la peine d’un crime qui n’a pas été commis par moi. 

— Oh ! parlez, parlez, mon père ! s’écria l’enfant ; peut-être qu’en racontant vos malheurs, les larmes vous viendront.

Le comte secoua la tête comme un homme qui désespère, mais il n’en continua pas moins. 

— Je vais donc te raconter, ma chère enfant, dit-il, comment il se fait que Dieu m’ait refusé des larmes. » 

Mon grand-père était un homme dur, qui était arrivé à l’âge de cinquante ans sans avoir eu pitié d’un seul malheureux. Il était d’une santé robuste, et fort riche, si bien que, n’ayant jamais connu ni la maladie ni la misère, il disait que la maladie était un effet de l’imagination et la misère le résultat du désordre. Ou, s’il était forcé de reconnaître que la maladie existait réellement, il disait que le malade s’était attiré son mal par sa vie irrégulière ou par un mauvais régime. De sorte que, ni pauvre ni malade, ne trouvant pitié près de lui, n’y trouvaient non plus des secours. 

Il y avait plus : l’aspect seul des gens malheureux lui était insupportable , et la vue des larmes lui donnait des fureurs pendant lesquelles, ayant complètement perdu la raison, il était capable de tout.

Un jour, on signala, aux environs du château, un loup qui faisait d’énormes dégâts. Il avait étranglé des moutons et des chevaux, et avait même souvent attaqué des hommes; de sorte que, bien plus encore pour ne plus entendre les plaintes et ne plus voir les larmes des victimes du terrible animal que par un sentiment de philanthropie,mon grand-père résolut de purger la contrée du monstre qui la désolait. 

Il partit avec plusieurs chasseurs du voisinage. Dans la nuit, le loup avait été détourné par un très-habile piqueur; de sorte que l’on alla droit à son fort, et que l’animal prit chasse.

Au bout d’une heure d’une course enragée, le loup, pressé par les chiens, au lieu de prendre un grand parti,-comme c’est l’habitude de ces animaux, se réfugia dans la cabane d’un charbonnier. 

Par malheur, l’enfant du charbonnier, qui avait trois ou quatre ans, jouait sur la porte. » Le loup, furieux, se jeta sur l’enfant et l’étrangla.

La mère, qui était à l’intérieur de la cabane, vit ce qui se passait; mais, avant qu’elle eût pu porter secours à son enfant, le pauvre petit était déjà mort. 

Elle jeta de grands cris. Le père , qui abattait un arbre à vingt pas de là, accourut avec sa hache , et fendit la tête du loup. 

Sur ces entrefaites, mon grand-père, monté sur un cheval ruisselant de sueur, aussi échauffé que son cheval, arrivait avec ses rudes allures. 

Il vit le loup mort, le paysan sa hache sanglante à la main, et la femme qui sanglotait en tenant son enfant mort entre ses bras. 

— Pourquoi pleures-tu, femme, lui cria- t-il, quand le malheur qui t’arrive est de ta faute? Si tu n’avais pas laissé vagabonder ton enfant, le loup ne l’eût point rencontré sur son chemin, et ne l’eût point étranglé. 

— Et toi, demanda-t-il à l’homme, comment as-tu eu l’audace de tuer le loup que je chassais ? 

— Ah ! seigneur, ayez pitié ! s’écrièrent le charbonnier et sa femme en pleurant tous les deux à chaudes larmes. 

— Par les cornes du diable ! en avez- vous bientôt fini avec toutes vos pleurnicheries ? fit mon grand-père. 

Et, comme la femme lui montrait, pleurant toujours, le cadavre de son enfant, croyant que cette vue l’attendrirait, exaspéré par cette vue, au contraire, il donna sur la. tête de la pauvre femme un tel coup de manche de son fouet, qu’elle tomba à la renverse, roulant d’un côté, tandis que le cadavre de son enfant roulait de l’autre. 

Alors le charbonnier fit un mouvement de menace ; mais, jetant presque aussitôt la hache loin de lui, et levant son bras désarmé sur mon grand-père ; 

— Ah ! cœur de marbre! dit-il, tu ne peux pas voir couler les larmes d’une mère et d’un père qui pleurent leur enfant; eh bien, au nom du Seigneur, je te dis : Il viendra pour toi une heure où tu voudras pleurer, où tu ne le pourras pas, où les larmes renfermées en toi te briseront le cœur. Va, et que cette punition de ta dureté pèse sur toi et sur tes enfants, jusqu’à la troisième génération ! 

Si peu impressionnable qu’il fût, mon grand-père s’épouvanta de cette malédiction, et, tournant le dos à cette cabane maudite , il s’éloigna au grand galop de son cheval. 

Il avait quatre fils. 

L’aîné fut joueur, dilapida la fortune dont il lui avait rendu compte, s’embarqua pour l’Amérique, et fut noyé dans un naufrage. 

En apprenant cette nouvelle, mon grand- père eut bien envie de pleurer, mais il ne put pas. 

Son second fils entra dans une conspiration politique; la conspiration échoua, et il eut la tête tranchée comme traître. 

En le voyant marcher à l’échafaud, la tête haute, mais déjà pâle de sa mort prochaine , mon grand-père eût bien voulu pleurer, mais il ne put pas.

Son troisième fils , qui était son fils bien-aimé, était grand chasseur comme lui. Un jour, comme tous deux couraient le sanglier, le cheval du jeune homme fit un écart, et lança son cavalier contre un arbre où il se brisa la tête. 

Mon grand-père avait vu l’accident ; il sauta à bas de son cheval, mais n’arriva que pour recevoir le dernier soupir de son fils ; mon grand-père leva les deux mains au ciel ; et, avec un effroyable accent de désespoir : 

— O mon Dieu ! s’écria-t-il, une larme, une larme ! 

Mais la malédiction était là, et, comme il ne pouvait pleurer, son cœur se brisa et il mourut. 

Restait le plus jeune de ses fils, qui fut mon père. 

Celui-là était un jeune homme doux et bon; mais il n’en fut pas moins frappé par le sort, et, comme, malgré sa bonté, il ne trouva point de larmes à chaque malheur qui lui arriva il mourut jeune et quelque temps seulement après que ma mère m’eût mis au monde. 

Maintenant, le châtiment pèse sur moi ; car, dans sa malédiction, le charbonnier, d’accord avec les paroles de l’Ecriture, a dit :

— Je te maudis, toi et tes enfants, jusqu’à la troisième et la quatrième génération ! 

Donc, je vais mourir bientôt, puisque je ne puis pas pleurer. 

— Mais, mon père, demanda Lia, ne savez-vous donc pas un moyen d’être relevé de cette terrible malédiction? 

— Oui, répondit le comte, il y en a un, mais si difficile, qu’il ne me laisse aucun espoir. 

— N’importe, mon père, s’écria Lia, dites, quel est il? 

— Le charbonnier qui a prononcé la malédiction vit encore; c’est aujourd’hui un vieillard de quatre-vingts ans. Après la mort de sa femme et de son enfant, il s’est retiré bien avant dans la montagne du côté de Falkenstein. Cet homme, qui a fait le mal, sait seul le secret qui le peut guérir , depuis longtemps, lui-même, en voyant les résultats produits par elle, a regretté la malédiction qu’il avait prononcée, et il l’eût retirée si cela lui eût été possible ; mais la chose lui est interdite. Je l’ai cherché; et, à genoux devant lui, je l’ai supplié de m’indiquer un moyen de retrouver mes larmes. Mais lui, secouant la tête : « Le moyen, dit- il, oui, je le connais; mais il m’est défendu de te l’indiquer, et il n’y a qu’un cœur d’enfant innocent et pur qui puisse trouver la perle qui a le don précieux de rendre les larmes à ceux qui les ont perdues. 

— Eh ! n’as-tu donc pas, dit Lia en regardant son père avec amour, n’as-tu donc pas près de toi ce cœur innocent et pur ? 

— Oui, sans doute, je l’ai, dit-il; mais, pour moi, Dieu fera-t-il un miracle ? 

— Pourquoi douter? dit l’enfant; Dieu ne peut-il donc pas tout ce qu’il veut? Père, indique-moi le chemin qui conduit à la cabane du vieillard, et je me charge de te rapporter la perle qui fait pleurer. Le comte regarda Lia, et, après un moment de réflexion : 

— Eh bien, va donc, lui dit-il, pauvre enfant, pèlerine du bon Dieu; le Seigneur t’a choisie pour m’apporter aide et consolation, et, pour la première fois, j’ai confiance et j’espère. 

Puis il la bénit, et la jeune fille partit pour son aventureux voyage. 

On lui avait fait faire un petit costume de paysanne pour qu’on ne s’étonnât point de la voir aller à pied. 

Au bout de quatre jours de marche, où la pauvre petite fit de cinq à six lieues par jour, elle arriva à la cabane du charbonnier. 

Elle frappa, car la nuit était arrivée. Le charbonnier vint ouvrir. 

Comme le lui avait dit son père, c’était un beau vieillard de quatre-vingts ans, à la barbe et aux cheveux blancs; la solitude et la tristesse avaient donné à son visage une sorte de majesté. 

Le vieillard la regarda longtemps avant de lui adresser la parole ; car il voyait bien que ses traits fins et délicats, son teint blanc, ses petites mains fines aux ongles roses, n’étaient point en harmonie avec son costume de paysanne. Enfin, il lui demanda qui elle était et ce qu’elle voulait.

Alors Lia lui raconta tout : comment elle avait promis à son père de venir demander au vieillard la perle qui fait pleurer, et comment, son père ayant eu confiance en elle, elle était venue. 

— Ah ! dit le vieillard, ce n’est point une petite affaire que vous avez entreprise là, ma pauvre enfant, et qui, par malheur, ne dépend pas de moi seul ; mais, enfin, je ferai du moins tout ce que je pourrai. 

Il ouvrit alors une armoire pratiquée dans la muraille et qui était toute remplie de flacons de différentes grandeurs ; car le vieillard faisait des élixirs tirés de plantes salutaires, qu’il donnait gratuitement aux malades qui, abandonnés des médecins, s’adressaient à lui. 

Parmi tous ces flacons, il en choisit un si petit, qu’il contenait à peine un verre à liqueur. Il renfermait un breuvage couleur de pourpre , que le vieillard donna à la jeune fille. 

— Prends ce flacon, mon enfant, lui dit-il, et bois-en le contenu au moment de t’endormir ; et ce que tu verras en rêve, c’est ce qu’il te faudra faire pour venir en aide à ton père. Lia remercia le vieillard de tout son cœur. 

— Mais, lui demanda-t-elle avec inquiétude, où passerai-je la nuit? Je ne puis me remettre en marche dans les ténèbres : je me perdrais ; d’ailleurs, il fait froid dehors, et je pourrais rencontrer sur mon chemin des bêtes féroces, ou des hommes méchants 

— Tu coucheras ici, mon enfant, lui dit le vieillard. Je donne souvent dans ma pauvre cabane l’hospitalité à des voyageurs égarés. Moi, je dors d’habitude dans un hamac; toi, tu dormiras dans ma chambre, sur un lit frais de fougère et de mousse. 

Et, en effet, il prépara dans un coin de la chambre le lit de l’enfant; après quoi, il lui servit, pour son souper, du pain, du lait et d’excellentes fraises. 

Lia fit un des meilleurs repas qu’elle eût jamais faits de sa vie; puis, se retirant dans sa chambre, elle vida son flacon, et tout aussitôt tomba sur son lit de mousse et de fougère, accablée de sommeil. 

Alors commença pour elle, et dès qu’elle eut les yeux fermés, un spectacle merveilleux. 

Elle se trouvait dans un immense jardin émaillé de fleurs si splendides, que, n’en ayant jamais vu de pareilles, elle comprit qu’elle n’était pas sur la terre, et que, si elle n’était pas encore au ciel, elle était du moins dans quelque planète intermédiaire. De grands et magnifiques papillons aux ailes d’or et d’azur voltigeaient de fleur en fleur; du calice des roses et des lis s’élançaient des jets d’eau qui avaient la couleur et le parfum des fleurs d’où ils sortaient ; chacun de ces jets d’eau formait un arc-en-ciel’ aux vives nuances, et reflétait un soleil, et les yeux de Lia pouvaient se fixer sur tous ces soleils, sans être éblouis. 

Mais ce qu’elle vit de plus beau et de plus extraordinaire, ce fut une troupe d’anges avec des robes d’azur et des ailes d’argent : les uns avaient des couronnes de fleurs, les autres des couronnes d’étoiles, et quelques-uns une seule flamme au-dessus du front : c’étaient ceux-là qui, moins nombreux, semblaient commander aux autres. 

Tous ces anges étaient beaux à ravir, et l’expression particulière de leur physionomie était une ineffable douceur. 

Chacun d’eux était chargé d’une besogne qui lui était propre. 

L’un remuait la terre du bout de son aile d’argent, et là où la terre était remuée, poussaient des plantes et des fleurs. C’était l’ange du printemps. 

L’autre passait dans le ciel, traînant après lui un long crêpe tout constellé d’étoiles. C’était l’ange de la nuit. 

Celui-ci montait comme une alouette au plus haut des airs, touchant l’orient du bout de soir doigt, et l’orient s’enflammait de teintes roses. C’était l’ange de l’aurore. 

Celui-là, avec un sourire triste, mais d’une admirable sérénité, se précipitait dans le vide comme dans un abîme, tenant une croix à la main. C’était l’ange de la mort. 

Un ange couronné de fleurs expliquait tout cela à Lia.

— Oh ! que tout cela est beau, grand, magnifique ! s’écriait-elle. Mais dites-moi, mon bon ange, je vois là-bas un de vos frères qui tient à la main une balance d’or remplie de perles; qu’a-t-il à faire celui-là ? Il a l’air bien sérieux; mais, en même temps, cependant, il paraît bien bon? 

— C’est l’ange des larmes, répondit celui qu’on interrogeait. 

— L’ange des larmes ! s’écria Lia ; oh ! C’est celui-là que je cherchais ! 

Et elle s’avança vers le bel ange, les mains jointes, dans l’attitude de la prière et en lui souriant avec affabilité. 

— Je sais ce que tu veux, lui dit l’ange ; mais crois-tu fermement que je puisse t’aider? En un mot, as-tu la foi? 

— Je crois que tu peux m’aider, si toutefois Dieu te le permet. 

— C’est la vraie foi qui remonte au Seigneur, dit l’ange. Vois ces perles qui sont pures et transparentes comme le cristal : ce sont les larmes d’amour que les hommes répandent sur une bien-aimée perdue ; vois ces perles sombres : ce sont les larmes que versent les victimes de l’injustice et de la persécution ; vois ces perles roses : ce sont les larmes de la pitié que versent les hommes bons sur les souffrances des autres hommes ; vois enfin ces perles dorées : ce sont les larmes du repentir, les plus précieuses de toutes aux yeux Seigneur. C’est par l’ordre de Dieu que je rassemble toutes ces larmes, qui, un jour, lorsque viendra le moment de la récompense, seront posées dans la balance éternelle, dont l’un des plateaux s’appelle justice et l’autre miséricorde. 

— O bel et bon ange, toi qui sais tout, tu sais pourquoi je viens ; toi qui es l’ange des larmes, tu dois être le meilleur des anges : fais donc, je t’en prie, que mon père qui n’est point coupable des fautes de son aïeul, puisse pleurer pour que son cœur ne se brise point.

— Ce sera difficile, dit l’ange ; mais Dieu nous aidera. 

— Et en quoi Dieu peut-il nous aider? demanda l’enfant. 

— En te faisant trouver une larme, réunion de deux larmes : l’une de repentir, l’autre d’amour, et versées par deux personnes différentes; ces deux larmes réunies forment la plus précieuse de toutes les perles, et cette perle est la seule qui puisse sauver ton père. 

— Oh ! indique-moi donc alors où je puis la trouver ! s’écria Lia. 

— Prie Dieu, et il te conduira, dit l’ange. 

Lia, dans son rêve, se mit à genoux et pria. 

Mais elle se réveilla en terminant sa prière ; la vision était évanouie. 

Le jour venu, elle raconta au charbonnier ce qu’elle avait vu en songe, et lui demanda ce qu’elle devait faire. 

— Reprends la route de chez toi, mon enfant, répondit le vieillard. L’ange t’a promis que Dieu te viendrait en aide, attends avec confiance; les anges ne mentent pas. 

Lia remercia le vieillard, déjeuna et se remit en chemin. 

Mais, vers la moitié du second jour, survint un épais brouillard, qui non seulement fit que peu à peu Lia cessa de voir les montagnes au milieu desquelles elle voyageait, dont la double cime lui servait en quelque sorte de direction, mais qui bientôt couvrit jusqu’au chemin. 

Tout à coup, le chemin se trouva coupé par un précipice. 

Au fond du précipice, on entendait gronder un torrent. 

 

 

 

Lia s’arrêta; il était évident qu’elle s’était trompée de route, puisque, en venant, elle n’avait pas vu ce précipice. 

Elle regarda de tout côté ; impossible de rien voir. 

Elle appela : une voix lui répondit. 

Elle marcha alors dans la direction de la voix. 

Bientôt elle aperçut une vieille femme qui était venue pour ramasser du bois mort dans la foret. Le brouillard l’avait interrompue dans sa besogne ; mais, comme sa charge était à peu près complète, elle s’apprêtait à regagner la maison au moment où elle avait entendu la voix de Lia et où elle avait répondu, comprenant que c’était l’appel d’une personne en détresse. 

Lia, qui était pressée de continuer son chemin, lui demanda s’il y avait moyen de descendre dans le précipice et de le traverser. 

— Oh ! pour l’amour de Dieu, mon enfant, s’écria la vieille, ne faites pas cela ! c’est un abîme à pic et qui se creuse de plus en plus. Il faudrait, pour sauter par-dessus, avoir les ailes d’un oiseau, ou, pour le traverser, les pieds d’un chamois. 

— Alors, bonne femme, dit Lia, indiquez- moi un autre chemin qui me ramène chez mon père. 

Et elle lui nomma Hombourg, disant que c’était là qu’ elle désirait revenir. 

— Oh! que vous êtes loin de votre route, ma pauvre enfant ! répondit la bonne femme. 

— N’importe , répondit l’enfant , j’ai du courage, 

— dites toujours. 

— Par cet affreux brouillard, vous ne vous retrouverez jamais,chère petite ; mieux vaut attendre que ce brouillard soit dissipé, il ne dure jamais plus de vingt-quatre heures. 

— Mais, en attendant que ce brouillard soit dissipé, où irai-je? Y a-t-il au moins une auberge dans les environs ?

— Il n’y en a pas à quatre lieues à la ronde, répondit la femme ; mais je vous donnerai volontiers l’hospitalité chez moi, si vous agréez ma pauvre cabane. 

Lia accepta avec reconnaissance, et suivit la vieille, qui, malgré l’épaisseur du brouillard, la conduisit tout droit chez elle. 

Elle habitait une petite hutte au pied de la montagne. 

La hutte n’avait qu’une chambre unique et de l’aspect le plus misérable. 

Lia cherchait où se reposer. 

— Asseyez-vous sur cette nalte, lui dit la vieille en lui présentant une tasse de lait et un morceau de pain noir. 

Puis, avec un soupir : 

— Voilà tout ce que je puis vous offrir, dit-elle, et cependant je ne fus pas toujours si pauvre. Dans le village, de l’autre côté de la montagne, je possédais maisons, jardins, champs et prairies, des brebis, des vaches ; en un mot, on me disait riche. J’avais un fils unique qui m’a dissipé toute cette fortune. Mais, continua-t-elle, Dieu m’est témoin que ce n’est pas mon bien que je regrette, et que les larmes que je verse sont des larmes d’amour. 

— C’était un méchant homme alors, que votre fils? demanda Lia. 

— Oh ! non, non, s’écria la pauvre mère. On ne me fera jamais élever la voix contre mon enfant; non, c’était un bon cœur, au contraire; seulement, il était léger, et c’est plutôt ma faute que la sienne, s’il n’a pas réussi. Enfant, je négligeais de le punir quand il avait commis quelque faute. Dieu m’avait donné un bon terrain ; c’est ma trop grande faiblesse qui y a semé l’ivraie. 

Et elle éclata en sanglots. 

Lia en eut grande pitié et chercha à la consoler, tout en mangeant son pain et son lait. 

Mais, essuyant ses yeux, la femme commença de lui préparer un lit de feuilles sèches, tout en murmurant : 

— Dieu l’a voulu ainsi; ce que Dieu fait est bien fait. Lia était déjà couchée sur son lit et sur le point de s’endormir, quand, tout à coup, on frappa à la porte.

— Qui êtes-vous? interrogea la vieille. 

— Un voyageur qui demande l’hospitalité, interrompit une voix d’homme venant du dehors. — Oh ! ma chère femme, pour l’amour de Dieu, dit Lia, n’ouvrez point; cet homme est peut-être un voleur qui vient nous assassiner. 

— Soyez tranquille, ma pauvre enfant, répondit la bonne femme ; que viendrait chercher un voleur dans cette pauvre hutte? Et, quant à nous assassiner, qui est-ce qui voudrait commettre un crime si inutile que de tuer un enfant et une vieille femme? C’est quelque pauvre voyageur égaré dans le bois, qui risque de tomber dans le précipice si je ne le reçois pas; ne pas le recevoir serait donc agir peu chrétiennement. 

Et la bonne femme ouvrit la porte. 

L’étranger entra; il était enveloppé d’un grand manteau qui cachait presque entièrement son visage : la vieille raviva le feu dans la cheminée, lui présenta du lait et du pain, comme elle avait fait à l’enfant, et l’invita à manger.

Mais lui secoua la tête en signe de refus, tout en regardant la vieille à la lueur du foyer qui lui éclairait le visage. 

— Pourquoi donc ne mangez-vous point? demanda la bonne femme. Vous devez avoir faim, et ce que je vous offre je vous l’offre de bon cœur. Mangez donc. 

— Pas avant que vous m’ayez pardonné, dit l’étranger en rejetant son manteau, en ouvrant ses bras et en montrant son visage baigné de larmes. 

— Mon fils ! s’écria la bonne femme. 

— Ma mère ! ma mère ! fit le voyageur. 

Et tous deux se jetèrent dans les bras l’un de l’autre. 

C’était, en effet, le fils perdu, l’enfant prodigue qui revenait près de sa mère. 

Le premier moment fut tout entier à la joie, à l’émotion et aux larmes. 

Puis le fils raconta à sa mère ce qui lui était arrivé. 

Nous dirons son histoire en deux mots. 

Tant qu’il lui était resté quelque chose de l’argent emporté à sa mère, le jeune homme avait mené une vie légère et dissipée; puis, après la dissipation était venue la misère, et, enfin, une maladie qui l’avait conduit aux portes du tombeau. 

Là, il avait trouvé le repentir ; là, il avait compris combien il avait péché contre Dieu et sa mère. Il pria Dieu de lui pardonner et jura de revenir près de sa mère s’il guérissait. 

Dieu entendit sa prière et lui rendit la santé. 

Alors il songea à accomplir son vœu et à revenir près de sa mère; mais il avait tout dissipé et avait bonté de revenir pauvre et dénué de tout, comme un mendiant. 

Or, un jour, il était près du Danube, rêvant au moyen de gagner quelque argent pour retourner près de sa mère, et suivant machinalement des yeux un jeune homme qui s’amusait à nager. 

Le père, lui aussi, était sur le bord et admirait la force et l’adresse de son fils. 

Tout à coup, le nageur se mit à crier au secours; il venait d’être pris d’une crampe et se noyait. Le père se jeta à l’eau; mais, au lieu de sauver son fils, il l’entraînait au fond, ne sachant pas nager lui-meme. 

Frantz, au contraire, — c’était le nom du fils de la bonne femme, — était un excellent nageur, s’étant dès son enfance exercé dans le Rhin. 

Un instant après, le père et le fils étaient sauvés. 

Le lendemain, Frantz reçut douze mille francs d’une main inconnue. 

Son premier mouvement fut de les rendre, ne trouvant pas qu’il dût permettre qu’on lui payât une bonne action.

Mais le père et le fils avaient quitté le pays; c’étaient deux voyageurs qui passaient, et nul ne savait d’où ils venaient ni où ils étaient allés. 

Alors Frantz ne s’était plus fait scrupule, et, riche de ses douze mille francs, plus riche encore de son repentir, il était revenu chez sa mère. 

La mère et le fils causèrent encore longtemps près du feu; car ils avaient tant de choses à se dire, qu’ils ne songeaient point au sommeil.

Il n’en était pas ainsi de Lia. A peine le jeune homme avait-il achevé son récit, qu’elle s’endormit. 

Alors elle fit le même rêve qu’elle avait déjà fait ; elle vit le même jardin, les mêmes fleurs , les mêmes papillons , les mêmes anges. 

Seulement, cette fois, l’ange des larmes lui fit signe de venir à lui. 

Elle y alla. Il lui tendit alors une perle. 

— Tiens, lui dit-il, voici la perle précieuse dont je t’avais parlé ; elle est composée de deux larmes : larme d’amour maternel, larme de repentir filial. Mets cette perle sur le cœur de ton père, et ton père pourra pleurer, et ton père sera guéri. 

L’enfant éprouva une telle joie, qu’elle se réveilla. 

Le rêve disparut. 

Lia crut que c’était un rêve vain comme tous les rêves, et elle attendit tristement le jour. 

Le jour vint ; le soleil, en se levant, avait dissipé le brouillard.

Lia voulut quitter la cabane à l’instant même. 

— Non, dit la bonne femme ; il faut, mon enfant, que vous acceptiez à déjeuner ; nous pouvons vous le donner maintenant, et nous vous le donnons volontiers, car nous ne sommes plus si pauvres à présent. Le déjeuner fini, Frantz vous remettra sur votre chemin. 

Pendant que Lia déjeunait, la vieille arrangea pour son fils, qui n’avait point dormi, le lit que Lia avait occupé. 

En l’arrangeant, elle trouva une perle. 

— Tenez, mon enfant, dit-elle, voilà ce que vous avez perdu ; c’est bien heureux que j’aie trouvé cette perle, qui me paraît être d’un grand prix. 

— Ah ! s’écria Lia, c’est la perle de l’ange.

Et, tombant à genoux, elle remercia Dieu. 

Sa prière faite, elle insista pour partir à l’instant même. Frantz la remit dans son chemin, comme la vieille le lui avait promis, et, le lendemain, elle arriva à la maison paternelle. 

La vieille femme de charge, qui avait été la nourrice de son père, vint à sa rencontre tout en larmes. 

— Oh ! mon Dieu, s’écria Lia, mon père serait-il mort ? 

— Non ; mais il touche au tombeau. Il vous attendait hier; il a cru, ou que vous aviez été dévorée par quelque bête féroce, ou que vous étiez tombée dans un précipice. Sa douleur a été immense, et, comme il ne peut pleurer, il a failli mourir étouffé par ses larmes. 

— Où est-il? demanda Lia. 

— Dans sa chambre, répondit la vieille femme de charge. Dieu veuille que vous arriviez à temps pour recevoir sa suprême bénédiction et son dernier baiser ! 

Lia était déjà dans les escaliers. 

Elle ouvrit la chambre de son père en criant : 

— Mon père, me voilà ! 

Le mourant fit un effort, et tendit les bras à son enfant, en balbutiant : 

— Pardonnez-moi, mon Dieu, je meurs ! 

Mais, en même temps qu’il prononçait ces paroles, Lia posait la perle sur le cœur de son père.

Il jeta un grand cri, et un double torrent de pleurs s’élança de ses yeux. 

Puis, avec un accent d’ineffable joie : 

— Quel bienfait que les larmes ! s’écria- t-il. Dieu en soit remercié, et toi aussi, mon enfant ! 

Et il vécut encore de longues années, versant désormais des larmes dans la peine comme dans la joie.

 

Conte d’Alexandre Dumas, Contes pour les grands et les petits enfants

Voir aussi du même ouvrage:

Le vaillant petit tailleur

Les deux frères

 

FIN

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